Drame
Rédaction : 1942 (daté par l'auteur : 1937)
Publication : 1943 (Houblon) et 1953 (Gallimard)
Création : 13 octobre 1953, Paris, Théâtre de l'Œuvre, m. sc. : Marcel Lupovici.
Compagnie Michel de Ghelderode, Centre Bruegel, 1980, m. sc. : Jean-Paul Humpers
(Dias © Alain Verreycken, coll. Asso. MdG)
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L'action se situe en Flandre, pendant la seconde moitié du XVIe siècle. Dans un ancien couvent spécialisé dans la formation de bouffons, quatorze " répugnants déchets humains " attendent pour faire leur entrée dans la société que Folial, leur directeur, leur révèle le secret de son art. Jaloux de la supériorité du maître et décidés à profiter du fait qu'il est souffrant, ils ont préparé, sous la direction du bedeau, Galgüt, un impromptu vengeur. Folial sait que ses disciples trament contre lui un complot fatal, mais cela ne l'empêchera pas de donner son ultime leçon.
Sur un signe du bedeau, les bouffons exécutent " une triste et solennelle pavane ". Folial, " comme gagné par quelque hallucination ", se lève et, lentement, danse sa détresse. Ebranlé et émerveillé, Galgüt le supplie de mettre fin à la séance, mais le maître exige que le spectacle promis ait lieu. Folial verra évoqué, par deux des élèves bouffons, le destin de sa fille Vénéranda qui, pour attiser la jalousie d'un infant, avait accepté le mariage avec un bouffon. Bouleversé, Folial interrompt cette parodique " Nuit d'Escorial ", et, sous le coup de l'émotion, perd conscience. Les bouffons, le croyant mort, dansent alors leur joie mauvaise. Mais, revenu à lui, Folial, furieux, les chasse à coups de fouet et finira pas ne délivrer le secret de son art que dans la plus totale solitude.
Extrait
GALGUT. - Mes chéris, […] puisqu'en cette nuit, la dernière de votre réclusion dans ce séminaire, des secrets de votre profession vous doivent être révélés, je veux, devançant votre Maître, en son ultime leçon, vous confier ce que je sais de votre triste espèce. (Un silence.) Mes chéris, vous êtes immanquablement d'origine noble. (Murmure de stupéfaction.) Sans doute, un prince ou tyran peut-il vous anoblir, pour vos talents, comme fit un roi des Espagnes de Folial notre Maître ; mais il ne saurait vous ennoblir !
SERLAP. - Qu'est-ce à dire, monsieur de Galgüt ?
GALGUT, sans entendre. - Aussi ayez grand air, et de morgue autant que les seigneurs qui daignent s'amuser de votre abjection ; car vous êtes leur égal ! Qu'est-ce à dire ? Ces nobles risquent d'être vos pères, à moins que leurs femmes ne soient vos mères, et vous subsistez tels qu'ils vous procréèrent ! Vous tenez d'eux la laideur et les vices, mais vous ne portez pas leur nom, leurs prédicats... (Il se frotte les mains. Les bouffons, entre eux, s'interrogent du regard.) Pourquoi, mes fiers bâtards, vos origines restent obscures ; pourquoi vous êtes boutés hors la société qu'on répute haute ? C'est que ces gens-là, mâles et femelles, supportent mal, en leur incommensurable orgueil, de voir issir d'eux-mêmes, une géniture qui n'aurait pas la beauté des dieux antiques. Sitôt qu'une de ces dames, qui prétendent pisser et accoucher debout, a-t-elle mis bas ; sitôt ont-elles constaté que le fruit de leurs entrailles est maudit et a dû être procrée par quelque puant bouc du sabbat plutôt que par Jupiter olympien, qu'elles appellent à grands cris de tératologue, l'expert en monstres. Et notre maître Folial, qui s'y entend, de déclarer ex cathedra que cette contrefaçon d'humain, cette pièce anatomique, ne mérite pas le baptême, mais bien la noyade dans les latrines. Or, il n'a garde de vous noyer ; il vous emporte dans son couvent ; vous élève au biberon des sorcières ; fait de vous, en dehors de la communion des chrétiens, ces sujets de ménagerie, ces phénomènes de foire qu'il revend pour une fortune. Et vous voilà ! Soyez satisfaits ; demain, d'apprentis, vous passerez maîtres ; vous regagnerez votre monde d'origine, sous les baldaquins, près des torchères et des trophées. Juste retour !... Vous moquerez vos auteurs et engrosserez vos sœurs, voire vos mères !
PARADOR. - Et que procréerons, nous les hideux ?...
GALGUT. - Ces criminelles amours donnent de beaux fruits, à l'ordinaire. Vous serez pères de fiers gars et de jolies garces, qui deviendront laquais, servantes, soudards, bagasses. La roue tourne, la cornue bout. Savez-vous de qui est née, ou mieux, était née, la plus capiteuse des menines ? Le peuple de Madrid vous dira : d'un bouffon célèbre, lui-même réputé de sang royal...
BIFRONS. - Folial ?
GALGUT. - Folial premier ! Que ceci vous incite à la dignité professionnelle. Amen...
CARLIN. - Est-ce tout, bedeau ?
GALGUT. - Non pas. Le restant sortira des lèvres de votre Maître, et s'il est saoul, vous entendrez d'autres séquences. Par parenthèse, l'ivrognerie reste notre péché mignon, que nous avons en partage avec les moines ; la luxure, subsidiairement... Mais Folial me paraît dérangé ; il ne boit que de l'eau glacée ; il a bu ces temps-ci toute la flache des Flandres. Je n'en augure rien de bon ; même je prédis que notre dernière nuit n'aura rien de folâtre.
(Théâtre III, Gallimard, Paris, 1953, scène 1, pp. 293-296.)
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