Drame en un acte 
 
Rédaction : 1936 (daté par l'auteur : 1935) 
Publication : 1938 (in Les Cahiers du Journal des Poètes), 1942 (Houblon), 1950 (Gallimard) 
Création : 23 avril 1942, Théâtre Royal du Parc, m. sc.: André Gobert. 
 
 
 
Teatrul dramatic Constanta, Roumanie, 1982, m. sc. : Gheorghe Jora. 
(Photos AML - d. r.) 
 
Le sculpteur Juréal, talentueux mais difforme, cherche à s'attirer les bonnes grâces de la Régente en fréquentant deux jeunes chevaliers : Helgar et Adorno. En réalité, ceux-ci ne pensent qu'à se rapprocher de la très belle épouse de Juréal, Marguerite, que le sculpteur ne semble guère capable d'honorer comme il se doit. Il reçoit de la part des deux prétendants une leçon d'escrime qui achève de le tourner en ridicule, ceci sous les yeux de Dom Pilar, un moine pervers qui espionne les agissements du couple. Moqueurs, les deux nains Suif et Mèche exacerbent la colère du sculpteur en lui chantant la satire du cocuage. Furieux, Juréal saisit son épée et court venger son honneur. Survient le bourreau Larose à qui Marguerite avoue le trouble qu'elle ressent lors des exécutions publiques. Elle supplie l'homme écarlate de l'emmener, mais Larose s'y refuse. Des rumeurs parviennent : de sa fenêtre, Marguerite voit la foule déplier un drap rouge et y faire sauter son mari, comme une poupée, de plus en plus haut, au cri de " Hop ! Signor... " jusqu'à ce que la tête du malheureux vienne se fracasser sur le pavé. Eperdue, Marguerite est prête à se donner à ses prétendants. Mais Adorno assassine Helgar et s'enfuit. Elle se donnerait aux nains, au premier venu, et finit par être arrêtée pour possession. 
 
Extrait 
 
JUREAL. - Que vous me témoignez de bonté ! A moi qui ai tout à corriger dans ma personne, qui suis si mal né. 
ADORNO. - Si vous étiez mal né, serions-nous à bavarder dans votre demeure ? 
JUREAL. - Je veux dire que je naquis péniblement, inachevé en quelque sorte. Mais l'âme bien naquit, je l'assure, rachetant la médiocrité de son enveloppe ; et ne suis-je pas comme réhabilité par votre présence d'hommes jeunes et si harmonieusement moulés ? (Il rit amèrement.) Pour vous amuser, et parce que vous êtes avides de connaissance, apprenez que je souffre d'une maladie rare, qu'aucun pèlerinage ne guérit. Je racornis ! Avec les années, mon squelette rapetisse ! N'est-ce pas comique ? 
Il s'efforce de rire. 
ADORNO, à Helgar. - Son humilité confine à l'abjection ! 
JUREAL. - Le temps m'érode. Je deviens poreux, je m'effrite. (Cessant subitement de rire.) Je moisis. Vous verrez des champignons me pousser sur la tête. (Court silence.) Ne dois-je pas attribuer à mon délabrement, à la singularité de mon aspect, le dédain que la Régente professe à l'endroit du grossier tailleur d'images qu'elle me doit croire ? 
HELGAR. - Chassez une telle idée ; la Régente m'interrogea sur votre état et m'entretint de la beauté de votre femme, dont les mérites lui furent rapportés. Et sais-je enfin, le motif de la froideur de cette créature inspirée, qui tout comprend et tout accueille ! 
ADORNO. - Je crois l'avoir saisi. Votre art, Juréal, témoigne d'un temps aboli. Il faudrait plaire et vous déplaisez. Les artistes d'aujourd'hui se tournent vers l'antiquité ; leurs œuvres n'expriment plus l'espérance ou le désespoir du chrétien, mais la joie de vivre et de découvrir les forces et les lois éternelles du monde. Délaissez donc la pierre morte et rigide qui noircit et venez en Italie, apprendre à faire chanter et flamber le marbre sous vos mains ! 
HELGAR. - Sculptez-nous quelque jeune Bacchus ou une grappe d'angelets rieurs ! 
JUREAL. - Comme vous touchez juste ! Hélas, rien ne peut sortir de ma main que d'âpre ou de convulsé ! Le marbre, je le ferais grimacer comme la pierre. Oh ! Je la conçois cette expression neuve de la Beauté, je la vois... et ne la puis traduire. Je survis - c'est la vérité ! - comme survivent ces cathédrales autrefois blanches mais devenues opaques et noirâtres, et qu'on abattra quand elles seront caduques. 
ADORNO. - N'étiez-vous pas occupé à tailler une Vénus ? 
JUREAL. - Une Eve seulement ! 
 
(Théâtre I, Gallimard, Paris, 1950, pp. 17-19.)