Mystère en quatre tableaux 
 
Rédaction : 1934-1935 (daté par l'auteur : 1934) 
Publication : 1942 (Houblon) et 1950 (Gallimard) 
Création : 4 juillet 1949, Paris, Cie Roger Iglésis, m. sc.: Roger Iglésis. 
 
 
Compagnie Roger Iglésis, Théâtre de l"Atelier, 1949, m. sc. : Roger Iglésis 
(Photos © Lipnitzki, doc. AML)
 
Blandine, la fille de Jaïre est à l'agonie. Son père ne sait trop quelle attitude prendre et sa mère, superstitieuse, s'en remet aux conseils de la sorcière Antiqua Mankabena. La jeune fille trépasse cependant, au grand dam du jeune Jacquelin à qui elle était promise. Surviennent les trois Marieke, pleureuses de leur état, et qui commencent leur lamentation. En réalité, Blandine est suspendue entre la vie et la mort. Survient alors "le Roux", sorte de prédicateur un peu magicien, qui parvient à rendre à Blandine un semblant de vie. Celle-ci erre désormais, enfermée dans son monde, ne reconnaissant plus personne. Un mystérieux inconnu fait alors son entrée. Blandine et lui sont de même nature : ils se devinent, se parlent et finissent par s'embrasser. Désormais, Blandine se montrera plus proche de ses parents. Survient le temps du Carnaval auquel tout le monde se prépare. C'est dans ce décor et sur la musique qui se déchaîne que Blandine mourra enfin, dans les bras de la sorcière Antiqua Mankabena. 
 
Extrait 
 
BLANDINE. - Tu es venu ? Il y a longtemps que je t'écoutais en marche. Le chemin blanc gémissait. Ta route tournait toujours et les cercles de ta marche se faisaient plus étroits... Tu fus lent à venir. Te voilà ? Bonsoir... 
L'INCONNU. - Bonsoir. Je suis venu. Donne tes mains sèches. Faut-il encore nous appeler par notre nom ancien ?... 
BLANDINE. - Non. Prends mes mains... Tu sens bon la terre humide. 
L'INCONNU. - Et toi, friable, et toi à peine modelée, je te respire avec délices. J'apportais un message... 
BLANDINE. - Je devine... D'où viens-tu ? 
L'INCONNU. - De cette planète même, encore la nôtre. Nous mourrons bientôt. 
BLANDINE. - Joie ! Enfin dormir... 
L'INCONNU. - Et s'éveiller sous d'autres astres. 
BLANDINE. - Bientôt ? 
L'INCONNU. - Quand je bourgeonnerai, quand ma chair donnera des fleurs... Au printemps. Toi qui fus morte comme je fus mort, tu le sais dans ta nouvelle science, tu sais que nous perdons pied... 
BLANDINE. - Je m'aimante, je le sens... Un fer de lance alors crèvera les cieux hermétiques. Les rêves seront pourpres, saintement sanglants. Comme des bulles à la surface nous monterons pour éclater. Je ne savais ces choses que par mes songes. 
L'INCONNU. - L'attente et le désir d'amour. Nous ne pouvons que rêver Dieu et l'amour qu'il promit, en rêver les transes... L'éveil en Dieu sera dur. Voilà pourquoi il y a dans l'extase des anges toute une mimique de l'effroi. Petite ? Quel était ton dernier songe ?... 
BLANDINE. - Non, non, c'est un rêve de femme. Enfin, je réchauffais un œuf d'or dans mes paumes. Puis je le mis entre mes seins. L'œuf vivait à l'intérieur. Il en sortait des sons. Ami, les anges ces grands éperviers couvent-ils ? Je me retrouvais en larmes, souffrant d'être encore de chair et sans ailes, et les cris que j'ai poussés étaient ceux de la plus vieille mère du monde. 
L'INCONNU. - C'est l'approche de cette splendide, solennelle tristesse des immortels. Tu es encore faite du limon du fond des océans. Tu passeras par bien des formes, en remontant le temps aboli, et quand tu ne seras plus qu'une minuscule étoile de sel, tu fondras sous la langue de Dieu. Résorbée, tu deviendras une infime vibration de l'universelle lumière. Un atome qui chante. Et tu participeras au songe vivant de Dieu, cette roue qui songe... (Blandine plie les genoux et glisse. L'inconnu la soutient et la relève.) Tais-toi ! Tu retrouves ta chaleur terrestre. Il neige pourtant... 
BLANDINE, se colle contre l'Inconnu. - Ton froid m'est bon !... Laisse-moi partager ton suaire. (L'Inconnu l'enveloppe de son suaire - ils restent enlacés.) Mon corps existe encore, je le ressens et c'est inexprimable, t'enlacer comme je le fais, vieil arbre fraternel ! 
Ne formant qu'une masse sous le suaire enveloppant, ils se mettent à tourner lentement sur place, comme s'ils faisaient une danse plus que lente. 
L'INCONNU. - Hors du Bien, du Mal déjà, les vivants que nous fûmes réapprennent leur corps, et c'est une loi secrète qui veut, qu'en perdition, les humains se raccrochent aux aspérités et aux crevasses de leur trouble réalité. 
BLANDINE, très bas. - Je devine ton dur sexe d'écorce... 
Elle rit. L'Inconnu sourit et soupire. Leurs bouches vont se rapprocher, quand la porte s'ouvre. Jacquelin, une lame à la main, bondit dans la chambre. 
 
(Théâtre I, Gallimard, Paris, 1950, troisième acte, scène X, pp. 238-240.)