Trois actes, un prologue et un épilogue 
 
Rédaction : 1930 
Publication : 1967 (Marginales), 1982 (Gallimard) 
Création : 24 mai 1968, Korbach (Allemagne), Le Mascaret, m. sc. : Henri Chanal. 
 
 
 
Association Michel de Ghelderode en coproductions avec La montage magique, 
m. sc. : Jean-Paul Humpers, Bruxelles, 1998 
[Photo Humpers. Asso. MdG]
 
Un homme s'égare un soir dans un champ de foire sur le point de fermer. Il surprend deux forains : un barnum et un pitre qui s'apprêtent à plier bagages. Le barnum invite ce client inespéré à visiter sa baraque. A l'intérieur, l'homme découvre sept effigies de cire représentant les péchés capitaux. Fatigué, il s'assoupit. A son réveil, il se retrouve entouré des sept péchés bien vivants (mais de quelle étrange vie !) qui vont l'entraîner dans un hallucinant parcours initiatique. 
 
Extrait 
 
LE BARNUM - Innocent ! Dormeur ingénu ! Vous vous êtes cru vivant ? Vous êtes une cire, comme les autres. Votre bras est de cire ! 
L'HOMME - Canaille ! Pas celui-ci ! (Il se précipite et veut saisir le barnum à la gorge avec son bras valide.) 
LE BARNUM - Ce bras-là aussi est de cire ! (Le bras reste raide.) 
L'HOMME, s'affolant - De chair ou de cire, je lutterai… (Il veut se ruer, tête baissée. Il s'arrête, immobile.) 
LE BARNUM - Et vos deux jambes aussi… De la cire ! 
L'HOMME - C'est faux ! Je vis… Je suis vivant. 
LE BARNUM - En partie ! Et vous allez mourir d'une mort bien singulière. 
L'HOMME - Au secours ! Il y a la police, les lois… A moi ! 
LE BARNUM- La police n'entend pas les cris des hommes qui rêvent. Dépêchez-vous de proférer vos dernières insultes ou vos supplications, car il ne reste plus que votre tête qui ne soit pas encore de cire ! 
L'HOMME, avec difficulté - Mon Dieu ! 
LE BARNUM - Quoi ? Vous avez attendu vos ultimes instants pour implorer Dieu ? Pauvre type ! Dieu vous prenne en pitié ! Voici bien le premier cri humain qui sorte de votre bouche ! Votre bouche, qui déjà est de cire, comme votre front. Il ne reste plus de vivant que votre pensée. Eh ! le beau mannequin, le beau mort ! Tu peux voir, entendre, raisonner, mais ton corps n'existe plus ! Il est de cette matière glacée : la chair des morts. Tu es insensible. Belle fin que la tienne, imprudent ! Elle doit te plaire, car tu m'es apparu si comédien, si truqué, si peu vrai, que seule une mort foraine pouvait te satisfaire. Achevons dignement le spectacle de ton trépassement. 
Le pitre apporte la grosse caisse, le maillet et la cymbale.  Le maillet et la cymbale sont mis dans les mains de l'homme. 
LE BARNUM - On va prononcer ton oraison funèbre. Accompagne ! 
L'homme, par intermittence, frappe sur la grosse caisse et, rigide, fait aller sa tête de droite à gauche et de gauche à droite. 
LE BARNUM, il ôte majestueusement son chapeau - Je te salue, limon, ver de terre, écorce séchée ! De l'être vivace et ardent que tu fus, il ne reste qu'un automate, faisant un peu de bruit, au seuil du grand silence… Je te salue, fantôme ! Du blasphémateur qui déraisonna, il ne reste qu'un peu de bruit au seuil du grand silence… Je te salue, squelette ! De tes actes, de tes délires, de tous tes mouvements détestables, de tes gestes honteux de vice et de haine, de tout ce que tu fis sous la lumière du soleil ou au fond des ténèbres, il ne reste qu'un peu de bruit au seuil du grand silence… Je te salue, fumée ! Fils de l'homme et de la femme, nanti d'un cœur, d'un cerveau et d'instincts, du drame équivoque que furent tes jours, il ne reste rien qu'un cri de ton âme refoulée, un cri tardif vers Dieu, un cri minuscule de poupon, un bruit, au seuil du grand silence… Je te salue, poussière ! Et maintenant, tout va s'éteindre ! Je ferme cet œil qui n'a rien vu. Cet autre œil qui n'a rien voulu voir. (Il touche successivement les deux yeux.) Et ces oreilles, qui n'ont entendu aucune des voix mystérieuses qui gémissent au fond des cieux. Et la pauvre lumière qui vacillait derrière ton front, et qui n'éclaira rien et qui brûla en vain, lampe maudite, et qui ne lança que des lueurs troubles, je l'éteins. (Il touche le front.) Elle descend… (La lumière baisse.) Elle n'est plus qu'un reflet… (La lumière baisse.) Elle va mourir… (La lumière baisse.) Elle est morte ! 
Obscurité complète. Fracas d'un corps qui s'écroule. Eclat de rire féroce. 
 
 
(Théâtre VI, Gallimard, Paris, 1982, acte III, pp. 52-54.)