Trois actes 
 
Rédaction : 1933-1935 (daté par l'auteur : 1930) 
Publication : 1942 (Houblon), 1953 (Gallimard). 
Création : 27 novembre 1960, Cracovie, Teatr Studencki 38, m. sc.: Andrzej Skupien. 
 
 
 
Toneelstudio, Kelderteater Arca, Gant, 1961, m. sc. : Dré Poppe 
(Photos AML - d. r.)
 
L'acteur Renatus s'est vu confier, dans la pièce de Jean-Jacques qui en assume également la mise en scène, un rôle où il doit mourir. Il se persuade que cette situation préfigure sa propre mort. Excédé, Jean-Jacques décide de renoncer au théâtre. Pendant que Renatus feint de s'endormir, l'auteur fait la cour à Armande, sa meilleure actrice. Celle-ci lui enjoint de s'occuper plutôt de Renatus, mais le dramaturge ne l'écoute guère et abandonne son ami à ses obsessions et à sa fièvre. Fagot, le souffleur, l'ancien mime, ramène le malade chez lui. Dans son délire, l'acteur récite des rôles qu'il a tenus naguère dans les pièces de Jean-Jacques. Lorsqu'il meurt, le remords de Jean-Jacques est à son comble. Au cimetière, il s'attarde seul devant le mur où il voit apparaître un spectre blanc. Jean-Jacques qui, bouleversé, a reconnu Renatus, implore son pardon. 
 
Extrait 
 
RENATUS. - Froid. 
JEAN-JACQUES. - Oui, il fait mortel dans ce théâtre. N'y reste pas puisque tu n'as rien à y faire. Mais que je sache d'où tu viens... 
RENATUS, parlant vite et de façon saccadée. - D'un lieu où régnait un froid semblable, et pis !... Ici, c'est du bois, des toiles, des fils... D'où je viens, des pierres... Je m'y trouvais bien. Il existe peu de lieux ou je me sente bien. (Il saisit les mains de Jean-Jacques.) Tu es un artiste, tu comprends peut-être. 
JEAN-JACQUES. - Tes mains brûlent. D'où viens-tu, à la fin ?... 
RENATUS. - Qu'importe, me voici comme l'exige le rôle ! Non, écoute. Je viens d'un spectacle. On ne sait pas toujours quel vent vous pousse… Et je me trouvais dans une singulière disposition… (Avec une nuance de rancune.) D'ailleurs, ce qui m'arrive, tu l'as voulu, ayant écrit mon rôle. Cette fois, tu me condamnes à mort. Demain soir, on m'exécute !... 
JEAN-JACQUES. - Ça te reprend ? Persisteras-tu à prétendre que mes laborieuses et pauvres inventions deviennent pour toi de menaçantes, cruelles réalités ? Je finirai par te croire... (Amical.) Renatus, à chacun ses lubies. Ne te joue pas du seul être au monde qui comprend les tiennes... Dis-moi d'où tu viens ?... 
RENATUS. - D'un enterrement. De qui, j'ignore. Il y avait l'église béante et cette chose splendide, le catafalque, émergeant des nuages d'encens. Et les orgues, crevant comme des écluses et lâchant les eaux violettes de la mort !... De quoi oublier le théâtre... Alors... 
JEAN-JACQUES. - Alors ? 
Inquiet, il avance vers Renatus qui chancelle. 
RENATUS. - L'encens... Je sais un prêtre qui l'adore à s'en évanouir... (Il se contraint à sourire.) Il y a des métiers dangereux, qu'on devrait interdire à certains... 
Il tombe ; l'auteur le saisit et le laisse doucement glisser au sol. 
JEAN-JACQUES. - Hé ? Vous autres... (Les acteurs arrivent et entourent Renatus.) Je la voyais venir, cette syncope. Que faire ?... 
GUSTAVE. - Attendre que ça passe 
ROSA. - Ce n'est pas la première (Elle se penche.) Il a été au fond, il revient... Renatus, ça va mieux ?... 
RENATUS, a déjà repris connaissance et se retrouve debout, aidé par les acteurs. - Où puis-je être ? 
GUSTAVE. - Aux Nouveautés Lyriques, mon petit. 
Les acteurs pouffent de rire mais se contiennent ; ils s'éloignent, traînards et indifférents, quittant le plateau pour de bon. 
JEAN-JACQUES. - Tu es au théâtre. Ami ? t'y retrouves-tu ? 
RENATUS, repoussant l'aide de l'auteur. - Toujours au théâtre !... J'y aurai connu toutes les passions, souffert, défailli ; j'y mourrai même, un auteur l'a voulu... 
JEAN-JACQUES. - L'auteur te conseille d'aller dans ton lit ! Tu ne te sens pas fort, n'est-ce pas ? Qui cherches-tu ? 
RENATUS. - La sainte. Elle devait être près de moi dans le péril... 
JEAN-JACQUES, excédé. - Elle ne vient pas aujourd'hui. Assieds-toi. (Il oblige l'acteur à s'asseoir dans un fauteuil gothique.) Qu'as-tu besoin d'assister à des enterrements ? Qui veux-tu tourmenter, lassé de te tourmenter toi-même ? Tu as les nerfs malades, mais les miens ne valent guère mieux... Alors ? Cette obsession de te croire condamné à moules ? Nous le sommes tous ! ... Sois net et réponds : joueras-tu demain, oui ou non ? 
RENATUS, penaud. - Pourrai-je ne pas jouer ? C'est mon destin. 
 
(Théâtre III, Gallimard, Paris, 1953, premier acte, pp. 229-231.)